Le pouvoir des cordes pincées

Publié le par Lyra Ulchabhán

Je suis fascinée par les instruments à cordes, depuis toujours. A six ans, donc, je me mettais au piano (et oui, le piano est bien un instrument à cordes, à cordes frappées pour être précise, il suffit de jeter un oeil à l'intérieur pour s'en rendre compte), mais, quelque part dans ma petite tête, trottait le fantôme de l'instrument que je voyais dans les mains de mon père depuis ma naissance, celui avec lequel il me chantait des berceuses, celui qui trônait sur un pied molletonné à la maison, celui qui s'étalait avec ses dizaines de fères et de soeurs dans son atelier de lutherie, celui qui m'inspirait le respect quand mon paternel m'expliquait qu'il était taillé dans le tronc d'un arbre et que c'était l'arbre que l'on faisait chanter grâce à lui, celui dont je faisait vibrer les cordes dans une cacophonie épouvantable qui me faisait hurler de rire.

La guitare.

Depuis toute petite, en silence, je rêve d'en jouer. Mais je n'en jouais pas. Parce que c'était l'instrument de mon père, et qu'il me montrait chaque jour combien c'était difficile. Parce qu'inconsciemment j'y avais mis un veto, comme un tabou non-dit. Cet instrument est inaccessible. Trop dur pour moi. C'est celui de mon père. Le mien, c'est le piano. Point.

Mais combien de fois ai-je eu une bouffée de regret en voyant, tous les étés, les jeunes musiciens assis dans la rue à jouer de la guitare pour la fête de la musique, ou simplement à gratouiller, en tailleur sur l'herbe, dans l'oasis de fraîcheur d'un jardin public ou d'un étang sauvage. Combien de fois ai-je soupiré en me disant que moi aussi j'aurais aimé faire de la musique dehors, au soleil, pieds nus dans l'herbe verte, à rire et à boire avec des amis sous l'ombre bienfaisante d'un arbre feuillu. Mais mon bien-aimé Al, mon piano que j'aimais tant, restait et resterait définitivement cloîtré entre les quatre murs d'une pièce fermée, où seule une fenêtre pouvait laisser passer mes envies de nomadisme instrumental.

Et puis, à 18 ans, j'ai du partir en fac. Loin de chez moi, dans un tout petit appart d'étudiante. J'ai du laisser Al derrière moi. Oh, bien sûr, j'aurais pu en jouer quand je rentrais, les week end. Mais je ne vais pas me voiler la face : je l'ai abandonné, mon vieux copain. Et, toujours en silence, j'enviais secrètement les musiciens errants, leur instrument sur le dos, dans les rues de la ville et les sentiers des bois.

 

Alors j'ai cherché des alternatives. Ressorti ma vieille flûte de collégienne. Récupéré la guimbarde de mon père. Je me suis fait offrir un djembé et un tambourin, pour combler mon amour des percussions. J'ai cherché une flûte de Pan, en vain. Je me suis acheté une guimbarde dans une fête médiévale. Mais, toujours, dans un recoin de ma tête, flottait le fantôme de la Belle à Six Cordes.

 

J'ai demandé à mon père de m'apprendre, une fois. Il s'est exécuté, avec sa mauvaise pédagogie habituelle, me prêtant une guitare beaucoup trop lourde, beaucoup trop grosse, avec des cordes en acier qui m'ont coupé les doigts, et des exercices insurmontables. J'ai de nouveau renoncé. Mais, chaque année, lorsque venait l'été, fleurissait toujours en moi des envies de caisse de résonnance et de mécaniques à régler.

 

Et puis, finalement, en janvier 2011, j'ai sauté le pas.

 

2010 a été une année vraiment pourrie, à l'exception d'un seul jour. Un jour de bon sur 364 mauvais, ça ne mène pas à grand chose, même si le jour en question était vraiment très bon. Normal, c'était un jour musical. Un jour où j'ai vu, entendu, touché, senti et presque goûté l'une des musiques qui fait battre mon coeur. Un jour où j'ai parlé avec ceux qui font cette musique-là. Un jour où je me suis consummée d'envie en voyant vibrer les cordes d'une guitare entre les mains d'un musicien que j'admire. Un jour où cette envie a été multipliée par mille, et où, une fois encore, je l'ai muselée à regret.

Et puis, en janvier, j'ai rencontré un musicien. Un autre excellent guitariste, que je ne connaissais finalement que peu, alors qu'il est né dans la même ville que moi. Un musicien qui a eu la bonne idée de confier ses guitares à mon père pour les faire réajuster avant un concert hometown. Un musicien qui m'a permis de toucher à d'autres guitares que celles de mon père, et qui m'a fait prendre conscience, sans le vouloir, que ce rêve ne me quitterait jamais tant que je ne l'aurais pas assouvi.

 

Le 21 janvier, je suis montée dans un train, et j'ai filé à Big City. Je m'en souviens très bien. C'était un vendredi. Avec mon meilleur ami, nous avons visité tous les magasins de musique de la ville (tous les six). Admiré des instruments, essayé des guitares susceptibles de me convenir, discuté avec des musiciens de passage, et des musiciens vendeurs d'instruments. Nous avons ri, parlé, échangé, réfléchi, marché, conduit, cherché. Toute la journée. Dans le second magasin, déjà, une petite guitare blonde m'avait fait de l'oeil. Mais je voulais tout voir, tout savoir, tout essayer. Et puis, j'avais envie de quelque chose d'original. Cette bleue, là, elle est chouette, non ? Ah, le son n'est pas terrible. Et la petite sunburst, ici ? Mince, vraiment trop chère pour moi. A la sortie du sixième magasin, nous sommes retournés dans le second magasin. Moi le coeur battant, lui le sourire aux lèvres en me voyant m'emballer. Quand je suis entrée pour la seconde fois dans le magasin, j'ai cru que mon coeur s'était empallé sur une de mes côtes. Le portant sur lequel j'avais vu ma jolie blonde était vide. Oh non, ne me dites pas qu'elle a été vendue ... J'ai attrapé le bras de mon meilleur ami, au bord des larmes, en lâchant dans un hoquet "elle n'est plus là". Amusé, il a pointé un doigt tout au fond du magasin : elle était là, sagement rangée, l'air de dire "ben alors ? Tu ne m'avais pas vue ?". Soulagement indescriptible. J'avais envie de l'arracher des mains de la vendeuse pendant qu'elle la décrochait pour m'en vanter les mérites et me la vendre, enfin. Mon trésor dans une housse, le porte-feuille devenu soudainement anorexique, je suis sortie en marchant sur des pâquerettes invisibles. Dans la voiture, j'ai insisté pour la garder sur mes genoux, quitte à pousser le siège tout au fond. Je voulais la sentir contre moi, lui faire des bisous au travers de son étui. A un feu rouge, mon ami m'a lancé : "ben et bien ... va falloir lui trouver un nom, maintenant". On s'est regardés une demi-seconde, avant de balancer d'une même voix, tous les deux, "euh ... Josiane ?". Et puis un énorme éclat de rire. Josiane, donc. Pourquoi ? Je l'ignore, lui aussi. C'était simplement évident. Allez comprendre.

Chez lui, je l'ai grattée pour la première fois tandis qu'il m'apprenait quelques petits trucs. J'avais envie de pleurer. Sentiments mêlés, joie, euphorie, soulagement, accomplissement, béatitude. Et puis, quelque part, le fantôme d'un autre guitariste, un être de papier, qui ne pourra plus jouer et savoure à travers moi. J'ai tenu ma Josiane enlacée contre moi pendant le trajet de retour, sous les yeux médusés des autres passagers du train.

MA guitare. MA guitare à MOI.

Enfin.

 

josiane.jpg

 

Je prends des cours, depuis. Et chaque fois, j'aime un peu plus cet instrument. Josiane est une amie, une compagne de route. Avec elle, j'ai fait l'offrande d'une chanson à Birgid, pour Imbolc. Et je sais que j'en ferai d'autres. Je la trimballe partout, même dans le lieu où je fais mes études, et où les gens me regardent de travers, pour pouvoir en jouer dans mes moments de battement. En attendant un bus, un train. A la pause de midi. Le soir, plutôt que de regarder l'écran de mon ordinateur.

Je progresse assez vite, je suis ravie. J'ai tellement envie d'avancer, j'ai une telle soif de progresser que je tente sans cesse de nouvelles choses. Sans doute parce qu'il a vu que j'étais motivée comme une foldingue, mon prof m'a inscrite dans un groupe d'élèves pour un concert en juin. Par tous les Dieux. Je vais être sur scène dans deux petits mois. Par tous les Dieux. Cette fois, je ne serai pas dans la foule à applaudir, mais sur les planches. Par tous les Dieux. J'espère que je serai à la hauteur.

 

The Edge, Peter Buck, Stephan Olsdal, Gary Lightbody, Nathan Connolly, Guillaume Cantillon : si vous passez par là, merci. Merci de m'avoir chacun donné un grand coup de pied aux fesses pour me faire enfin réaliser ce vieux rêve. Vous m'avez chacun fait faire un pas vers la porte de ce magasin de Big City. Et merci de l'avoir fait avant mes soixante ans.

Et merci à mon vieux père, d'avoir été guitariste, luthier, et professeur pourri.

 

***

 

Trois mois plus tard.

 

L'un des musiciens responables de mon initiation guitaristique (je ne vous dis pas lequel, il me semble que vous pourrez trouver vous-même de qui il s'agit) a eu la merveilleuse idée de s'acheter une magnifique Telecaster de 1966, qu'il a eu la lumineuse idée de confier à mon père pour un ajustement, et que j'ai eu énormément de mal à laisser partir tant j'étais tombée amoureuse d'elle en l'essayant. Alors que je sais maintenant que jouer de la guitare n'est définitivement pas une lubie, j'ai mis de l'argent de côté pour m'offrir une guitare électrique (et avoir ainsi deux sons radicalement différents, puisque Josiane est une classique). J'ai réuni la somme nécessaire à l'achat d'une gratte qui me tente bien (une Telecaster, forcément, moins préstigieuse que la belle de 1966, mais vraiment sympa aussi), mais je ne veux pas brûler les étapes : pas avant l'hiver prochain, me suis-je promis. En attendant, je vais prendre le temps d'essayer plusieurs modèles de Telecaster dans la fourchette de mon budget, pour décider posément laquelle me convient le mieux dans l'optique d'un achat. Pas avant l'hiver prochain.

 

9 mars de l'an de grâce 2011, en la verte terre du magasin Milonga de Pacé, près de la glorieuse cité de Rennes, préfecture du breton département d'Ille-et-Vilaine, douce France, cher pays de mon enfance.
Je déambulais innocemment dans les rayons blindés du magasin, innocemment en quête d'inspiration, quand mes yeux innocents sont innocemment tombés sur une magnifique Telecaster Standard, au corps Midnight Wine, une couleur que je ne connaissais pas, dans ma grande innocence. L'après-midi n'étant pas très avancée, je me dis (en toute innocence) qu'un petit essai sur la jolie demoiselle, en tout bien tout honneur, juste-comme-ça-pour-voir-par-curiosité, ne serait pas très dommageable. Un gentil vendeur qui passait par là nous a dirigé, la guitare, mon innocence et moi, vers Le Cube (avec des majuscules parce que c'est de cette façon que je l'ai entendu quand il m'en a parlé, en me demandant si oui ou non j'allais devoir calculer des nombres premiers pour éviter de finir en apéricubes) pour une petite séance gratouille. Quatre amplis, un petit tabouret, le bonheur. J'essaie la miss, elle sonne vraiment bien, mon innocence commence à en prendre un petit coup dans les gencives. Vingt minutes et trois amplis plus tard, la porte grince. La tête du vendeur passe par l'embrasure et lance :
"S'cusez-moi, je regardais s'il y avait un pied de dispo ici, pour aller exposer celle-ci"
Celle-ci étant une magnifique Telecaster rouge qu'il tenait à bout de bras, et sur lesquels mes yeux plus tout à fait innocents se sont scotchés comme des sangsues vampires sur la carotide palpitante d'une victime potentielle. "Omonguieu !" ai-je hoqueté en mon fort fort intérieur, tentant de ne pas paraître totalement cruche. Avec un air détaché très naturel, j'ai demandé, "pendant que j'y suis", à essayer la fameuse celle-ci. Et puis comme ça, ça permettait au pauvre vendeur d'aller trouver un pied tranquillement, sans avoir à la transporter. Je n'ai fait que rendre service, en fait.
Bref, quelques branchements et réglages plus tard, j'en arrivais à la conclusion que celle-ci avait définitivement réduit mon innocence à la taille d'un atome anorexique. Je suis ressortie du Cube un peu tremblante, la guitare un peu serrée contre moi, lâchant un faible :
"Euh ... je vais la prendre. La guitare. Celle-ci. Vraiment. Finalement. Hein. Voilà."
Le vendeur, un peu estomaqué, m'a conduite à la caisse en marmonnant :
"Et bien ... Elle a pas fait long feu, celle-ci !"
Je suis sortie de Milonga en entendant des clochettes bretonnes et une lointaine corne de brume sonner dans mes oreilles, celle-ci serrée contre mon coeur malgré le hardcase et mon écharpe qui tentait fourbement de me stranguler la carotide. Il était 17h17.

 

...

 

Je suis faible.

 

izzie.jpg

 

Ma bichounette, après avoir été longtemps surnommée "bichounette", s'appelle donc Izzie. Après avoir passé le temps des vacances (mon passage à Rennes s'expliquant par un séjour d'une semaine à Brocéliande) de chambres d'hôtel en habitacle de voiture (sortie tous les soirs pour sa séance gratouille, en alternance avec Josiane qui était bien évidemment elle aussi du voyage), elle est enfin arrivée à la maison. Où elle coule des jours heureux, comme vous pouvez le constater sur la photo, aux côtés d'un ampli Fender Blues Junior, que j'ai récupéré via mon paternel.

 

Il faut que j'arrête. Plus d'achat de guitare pendant au moins 6 ans.

 

...

 

"Allo, Lyra ?"

"Ah tiens, salut toi, comment ça va ?"

" Bien et toi ? Dis, tu as vu les prix des grattes d'occasion à Easy Cash ? Ca vaut vraiment le coup. La dernière fois j'ai vu une petit Squier Stratocaster qui ...."

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S
<br /> C'est magnifique :) Tu le racontes comme personne, cet amour de ton instrument (parce que oui, maintenant on peut le dire, et pas que pour te faire plaisir : la guitare, c'est ton instrument<br /> !!)...<br /> <br /> Je croyais être la seule gaga de mon Gaspar (nom toujours provisoire, oui depuis 6 ans^^) et de ma Grande. Quand je sors violon ou nyckelharpa dans un parc et que je commence à faire crincrin, les<br /> gens viennent me demander ce que c'est que cet instrument étrange ou d'où vient un si vieux violon... (oui, moi ce sont les cordes frottées :) )<br /> <br /> La musique, c'est un monde. Une espèce de toile tissée entre les percussionnistes africains, les joueurs de balalaika russes, les nyckelharpistes suédois et les tambours amérindiens... Un univers<br /> qui flotte, suspendu entre les chants d'oiseaux et les musicien(ne)s de parcs publics...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Merci ma belle. C'est tellement ça ... Un amour, un vrai, sincère et profond, pour un instrument, pour l'objet en lui-même, et le son qu'il émet, le son que l'on émet à travers lui.<br /> <br /> <br /> Et la musique rapproche. Mes instruments sont moins atypiques que les tiens (une guitare ça reste commun, quoiqu'Izzie fait toujours un effet terrible) mais ils attirent toujours les gens. Je ne<br /> compte plus le nombre de fois où je me fais aborder dans le parc où je joue, ou même dans la rue quand je me balade avec Josiane dans son étui (étui couvert de badges et de patchs cousus, qui<br /> attire pas mal le regard du coup ^^).<br /> <br /> <br /> Alors oui, la Musique est un monde, un vrai, un peu à part, et tellement omniprésent que parfois on en oublie sa si subtile Magie. Et pourtant, si on tend l'oreille, elle n'est jamais loin ...<br /> <br /> <br /> <br />